René Gimort

 

 

L’histoire de la tache d’encre

 

 

Ceci est l’histoire d’une petite tache d’encre. Pas de n’importe quelle encre… De l’encre de Chine. Bien noire. Qui tache bien quoi !

Avant de devenir une tache d’encre, la tache était simplement de l’encre. Dans un petit pot. Pour éviter qu’elle ne sèche.

Un jour, un môme à enfoncer violemment son pinceau dans ce pot et la ressortit tout aussi brusquement ! Et là, une belle goutte d’encre s’est retrouvée propulsée dans les airs sans avoir le temps de dire « Plouf » ! Elle atterrit finalement sur le bois traité d’un bureau d’écolier. Pas de veine ! Avant de s’incruster éternellement dans le meuble, elle tenta tout pour se débattre. Mais sans bras ni jambe, la tentative se solda rapidement par un échec.

 

Cette pauvre goutte était désormais contrainte à rester immobile, dans cette posture plus qu’humiliante (d’un point de vue de goutte d’encre de chine). Toutes ces anciennes amies étaient devenues de magnifiques lettres calligraphiées, avec des pleins, des déliés… Certaines étaient sans doute devenues des ratures ou des gros pâtés, mais ce n’était rien comparé à sa situation !

Une tache… Une tache… C’était une tache !  

Elle ne s’en remettait pas. Pourquoi elle ? Qu’avait-elle fait pour mériter cet abaissement ?

 

A l’école des gouttes, on l’avait pourtant bien mise en garde ! Elle se souvenait bien des cours de sport où il fallait s’entraîner à tenir le bout d’un pinceau ou d’une plume. L’exercice durait plusieurs heures afin que les jeunes gouttelettes puissent apprendre à bien se cramponner entre elles, de peur de finir en tache.

Elle se souvenait aussi des horribles histoires qu’on se racontait dans les dortoirs, pour effrayer les nouveaux venus. Des histoires de taches ! Des taches qui, la nuit, pénétraient dans l’internat et venaient effrayer les gouttelettes pour les prévenir des dangers qu’il y avait à ne pas bien suivre en classe…

 

Maintenant elle comprenait que toutes ces histoires n’étaient que des légendes. Une tache ne pouvait pas revenir hanter des jeunes gouttelettes puisqu’elle ne pouvait même pas se relever. Elle était coincée à jamais sur son pupitre…

 

A présent, la malheureuse goutte s’était complètement asséchée et elle ne pouvait plus bouger. A partir de ce moment-là, elle n’était plus une goutte, ni même une tache… elle était devenue un élément de la table. Elle ne faisait qu’un avec elle. Comme une décoration.

Elle hurla de douleur. Non pas parce qu’elle s’était blessé lors de l’atterrissage mais parce qu’elle avait mal à l’intérieur. Elle n’était pas faite pour cela. Ce n’est pas une vie ! Une goutte n’est pas faite pour devenir une grosse tache hideuse, sans forme, sans utilité, sans signification.

 

Quand elle était encore toute jeune, elle s’imaginait devenir une magnifique A majuscule ! C’était sa lettre préférée !

Cette lettre est majestueuse. Elle vous regarde de haut comme ça, d’un air de dire « Prosternez-vous » ! Elle aurait était fier de devenir un A.

 

Pourquoi une tache ?

 

Elle recommençait à se morfondre.

Elle râlait.

Elle râlait.

Elle se plaignait.

Elle déprimait.

Elle broyait du noir, on peut dire. Elle voulait en finir avec la vie. Plus rien n’avait d’importance pour elle… Tout ce qu’elle souhaitait à présent c’était qu’une femme de ménage lui passe un coup d’éponge sur la bouille. Un bon coup de javel avec ça et elle disparaîtrait soudainement, sans même souffrir. Ou alors il faudrait qu’un des gars de l’entretien vienne pour repeindre la table. Avec une bonne couche de peinture et de vernis, elle étoufferait progressivement puis finirait par mourir. La mort serait plus lente dans ce cas-là mais plus efficace. Il n’y aurait plus aucune trace d’elle…

 

Et puis un jour, (ben oui, il faut bien qu’il se passe quelque chose un jour ou l’autre ! Toutes les histoires sont pareilles en fait…) une autre goutte fut propulsée dans les airs et atterrit sur elle. Cette goutte-là était rouge. Un beau rouge. Profond. Effrayant et excitant. En quelques secondes, cette goutte rouge s’était incrustée sur la première tache. La noire ressenti alors une sensation nouvelle : l’amour. Lorsqu’elle se mit à sentir l’encre rouge s’incruster dans elle et lorsque leurs deux formes se fusionnèrent complètement, elle se la ferma…

 

L’amour rend aveugle (c’est ce qu’on dit) mais elle rend aussi muet. Cette histoire minable en est la preuve.

 

 

--------------------

 

 

Carpe et diadème

 

 

De toutes les aventures que je vais vous raconter, celle qui suit est la seule qui restera inachevée.

 

C’est un jour comme les autres jours.

Triste.

Monotone.

 

Je regarde par la fenêtre.

Ciel blanc.

 

Je descends une à une les marches.

Je m’essouffle.

 

J’arrive en bas. Il fait sombre.

Les volets sont encore fermés.

 

Je les ouvre.

La lumière entre. Avec elle, la chaleur.

 

Petit-déjeuner.

Œufs brouillés.

Café au lait.

Orange pressée.

 

J’enfile mon manteau.

Pose mon chapeau sur ma tête.

 

J’ouvre la porte d’entrée.

Lumière blanche aveuglante.

 

Descente de trois marches.

Ma main gauche glissant sur le garde-fou.

 

Je déambule.

Sur le trottoir.

 

Mes yeux me piquent.

Je les plisse.

 

Je traverse la rue.

Un camion passe.

 

 

--------------------

 

 

J’ai accroché, en face de ma porte d’entrée, mon manteau noir sur une tringle à rideau.

 

Dès que je sors de chez moi, la dernière image qui me reste à l’esprit c’est ce manteau pendu à une tringle à rideau.

 

Comme un gibier de potence, il me rappelle que la mort est près de moi, que je ne peux rien y faire.

 

Dès que je rentre chez moi, la première chose que je vois, c’est ce manteau pendu à une tringle à rideau.

 

Comme un criminel pendu à un arbre, il me rappelle que je serais puni pour chaque erreur que je pourrais commettre.

 

Dès que je ferme les yeux, je vois mon manteau accroché sur une tringle à rideau.

 

 

--------------------

 

 

Tard dans la nuit, seul dans ma chambre et enfermé dans une bulle de lumière, je lisais. Une mouche vint soudain troubler le calme qui emplissait la pièce et dessina des signes sur le plafond en volant. Elle se posa à l’intérieur de l’abat-jour et fit s’envoler les particules de poussière au-dessus de la lampe, dans les rayons de lumière orange. Cette poussière, qui sur le moment me parut magique, m’aurait permis de m’envoler si j’avais cru aux fées.

Comme ce n’était pas le cas, je replongeai la tête dans mon livre et la mouche mourut après s’être posée sur l’ampoule bouillante de la lampe.

 

 

--------------------

 

 

C’est l’histoire d’un artiste qui dessinait le monde tel qu’il devrait être. Beau. Parfait. Harmonieux. Intelligent. Pure et simple.

Sa peinture ne plaisait pas aux gens bien entendu car elle n’était pas compréhensible pour des non-initiés.

La beauté à ses règles, mine de rien !      

Seul cet artiste connaissait la vraie beauté.

Il est mort à présent, sans avoir expliqué en quoi consistait son travail. Il ne reste aujourd’hui que ses toiles immenses, des monochromes…blancs.

 

 

--------------------

 

 

Un vieil homme marchait sur le bord de la route.

Il marchait. Lentement. Près du fossé. Sur le bord de la route.

Ce vieil homme marchait.

Il marchait, pour aller je ne sais où.

Je ne sais même pas si lui-même savait où il se rendait.

Il marchait lentement.

Sur le bord de la route.

Et puis je me suis dit que c’est ça la vie.

C’est marcher.

Marcher.

Marcher lentement le long d’une route. Lentement.

Le long d’une route.

 

 

--------------------

 

 

Hier matin j’ai croisé trois vieux.

Pas des vieux comme les autres.

Des vieux bien droits, petite moustache.

L’air méchant. Sévère.

Une bande de trois vieux.

Je me suis écarté de leur chemin…

 

 

--------------------

 

 

Le ciel noir se déchire sous le flash d’un appareil photo.

 

Le chef d’orchestre fait un geste et les tambours commencent à tonner.

 

Puis la musique s’arrête et les applaudissements des spectateurs, comme des gouttes de pluie, s’intensifient.

 

La lumière se rallume, les spectateurs se dirigent alors vers la sortie.

 

 

--------------------

 

 

Un jour je partirai...

Je partirai sans carte ni boussole.

Je ne suivrai que la direction dans laquelle souffle le vent.

Ainsi, j’irai là où meurent les rêves…